Ça y est ! Après des années de doutes et d’essais, cette fois c’est la bonne : tous les jours ou presque, à l’occasion d’un petit jog, vous transpirez un bon coup, les petites douleurs musculaires vous accompagnent au quotidien, tel le trophée d’une séance réussie. Et, ce qui ne gâche rien, vos proches et vos collègues (sédentaires) admirent votre détermination, votre courage.
Encouragé par vos progrès et les commentaires de ceux qui vous entourent, vous persistez. Les kilomètres s’accumulent, chaque matin, vous êtes meilleur que la veille et, mine de rien, vous terminez votre premier 5 km. Peu de temps après, le 10 km étant atteint, vous vous surprenez à rêver au semi-marathon. C’est sérieux, ça, alors pas le choix de réorganiser votre quotidien en fonction de la course.
C’est à ce stade-là que certains vous préviennent que votre cœur / vos genoux ne sont pas faits pour ça et que c’est arrivé à leur oncle / leur cousin / leur belle-mère qui depuis ne peut plus courir sans risquer la combustion spontanée, mais fuck it, vous continuez pareil car votre appétit est bon, le sommeil meilleur, l’humeur fantastique.
Si les Cassandre débarquent, c’est le signe certain que vous êtes en train de changer de bulle. En effet, le troupeau des sédentaires endurcis représente environ 50% de la population, et la proportion grimpe à 70% si on inclut ceux qui n’atteignent pas le minimum recommandé d’activité physique, soit 150 minutes hebdomadaires.
C’est officiel, vous êtes maintenant exceptionnel, puisque seulement 30% de la population bouge autant que vous. C’est formidable pour vous… et triste pour la majorité, car ces fameuses minutes ont un effet positif considérable sur votre santé globale, n’en déplaise aux rabat-joie.
Vous pourriez vous contenter de ce minimum recommandé et ce serait parfait, mais le syndrome des poupées russes vous guette. Ce n’est pas forcément grave, mais il y a quand même un risque : celui de perdre de vue le plaisir de bouger. Mais dans l’immédiat, imaginons que vous poursuiviez joyeusement sur votre lancée.
Fast-forward quelques années, vous voilà marathonien et vos discussions avec vos anciens amis (toujours sédentaires) ressemblent maintenant à ça :
« Quelle distance ton marathon ? »
« 42,2 km… » (j’peux pas croire…)
« Oh, c’est bien ! En combien de temps ? »
« En 2 heures… » (héhé)
« Ah ouais, c’est pas mal. Et sans t’arrêter ? »
« … » (et merde.)
Ces gens-là ne vous comprennent plus du tout, et c’est réciproque. Par chance, vous avez trouvé votre nouvelle tribu, des gens actifs, qui se couchent tôt, qui partagent le même vocabulaire que vous, qui savent convertir instantanément votre temps au marathon en minutes par kilomètre.
Votre vie est probablement articulée autour de la course, cette activité qui vous a littéralement transformé dans toutes vos dimensions, en une meilleure version, évidemment. Mais, car il y a une ombre qui se dessine dans ce tableau : vos progrès sont moins rapides et vous n’êtes plus vraiment satisfait de vos temps en compétition. Alors que vous n’étiez en compétition qu’avec vous-même, vous enviez maintenant les performances de vos amis coureurs. Il est tout à fait possible de convertir cette compétition amicale en émulation positive, mais ça peut aussi dégénérer en anxiété de performance.
Ça pourrait être le moment de prendre un peu de recul pour vous rendre compte où vous vous trouvez dans la série des poupées russes : savez-vous que 80% des coureurs ne franchiront jamais la distance olympique ? Vous faites partie d’une minorité au sein d’une minorité, ce qui en soit est une performance remarquable.
Mais si vous êtes heureux, il n’y a absolument aucun problème. D’ailleurs, ça vous démange de vous spécialiser encore plus. Car, s’il y a toujours plus rapide que vous, quelle que soit la distance, il y a aussi moyen de courir plus loin et de vous joindre aux 5% des coureurs qui se disent ultramarathoniens.
Oui mais parmi les ultramarathoniens, il y a aussi une hiérarchie qui vous attend. Entre les courses de 50 km et les mythiques 100 miles, il y a un monde de différence ! Et les courses en montagne de 300 km ? Et les épreuves par étape ? Et… et… et… ? !
Vous pouvez creuser à l’infini. Mais si à un moment, ça vous épuise, souvenez-vous de la plus grande matriochka, la première victoire, la seule qui compte vraiment : avoir appris à bouger sur une base régulière. Tout le reste, ces longues sorties en forêt, ces courses quotidiennes dans la neige, cette hygiène de vie, cette discipline qui teinte tous les aspects de votre vie, c’est un cadeau que vous vous offrez, et il peut très bien devenir empoisonné.
Bon, imaginons que le coureur en vous est au bout du rouleau, ou juste prêt à expérimenter autre chose. Depuis des années, vous vous définissez en tant que coureur. Vos amis sont des coureurs. Pour vos collègues et votre famille, vous êtes l’incarnation de la course. Une machine !
Eh bien, il va vous falloir remboîter toutes ces figurines pour repartir à neuf. Et là, surprise, vous avez oublié une poupée !
Dès le début de votre aventure, en décidant de bouger, vous avez choisi la course. Pourquoi pas, c’est simple et économique. Mais savez-vous combien de gens actifs sont des coureurs ? Même pas 10% des sportifs amateurs, soit environ 3% de la population générale.
Cette histoire, c’est peut-être la vôtre. C’est définitivement la mienne. Des années à explorer les plus microscopiques poupées russes, pour finalement arriver à faire marche arrière, repartir à zéro dans un autre sport et y découvrir une autre collection de poupées qui se décline de nouveau à l’infini. De quoi bouger en s’amusant pendant une éternité.
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