Voilà, annoncé par un coup de doux, c’est le printemps qui approche. Les signes sont là : il y a les étangs de sloche brune au coin des rues ; un gars fait le plein en camisole à +1° C ; on se surprend à rêver d’un verre en terrasse malgré les tas de neige sale.
Pour les coureurs, c’est la promesse d’une foulée plus ferme avec le retour triomphal des trottoirs. Bien sûr, se réjouir trop tôt est un leurre… mais pour une certaine coureuse anonyme, apparemment, la frustration d’une saison trop blanche était si grande que ma présence sur sa trajectoire était le flocon de trop.
« Câlisse, il aurait pu attendre » a-t-elle déclaré à haute voix, pour que « il » comprenne bien le message. Eh bien, « il » va vous expliquer le contexte.
Pour « sa », euh pardon, ma défense, ma vieille maison bicentenaire avait besoin d’un coup de pelle à toit pour se remettre de la double portion de neige tombée du ciel. Je déteste déneiger, mais cette fois-ci, ce n’était pas une option. Entre le toit-pas-assez-en pente en arrière, qu’il a fallu dégager deux fois, et les blocs de glace se décrochant de la tôle de la galerie en bordure de trottoir, il y avait danger. Pour l’arrière, ce sont les infiltrations d’eau qui sont à craindre. En avant, on parle plutôt d’avalanche, fractures et pronostic vital engagé.
C’était un mardi matin. Mon sommeil avait été perturbé par le grondement de la neige et de la glace se fracassant au sol devant chez nous. Heureusement, au beau milieu de la nuit, ce ne sont pas les piétons qui grouillent. En me levant, je constate par la fenêtre que le trottoir est impraticable, complètement obstrué. Par civisme, j’enfile bottes, manteau et mitaines pour nettoyer l’espace public. Mes coups de pelle ne révèleront aucun passant enseveli, mais la taille de blocs de glace me laisse pantois : certains doivent atteindre la centaine de kilos, des monstres de plus de 10 cm d’épaisseur. Comme le toit n’est pas encore entièrement déneigé, je sors ma longue pelle télescopique pour finir le travail entamé par la gravité, mais de manière contrôlée.
C’est sur ces entrefaites que la jeune madame se présente au pas de course. Le nez en l’air et préoccupé par la possibilité de me prendre une demi-tonne d’eau dure sur la tronche, je ne remarque pas son approche et agite mon outil. Pouf, un peu de neige se retrouve au sol, occultant son trottoir chéri. Pour éviter « il » et son manche dressé, la jeune madame doit dévier légèrement vers la droite, quitter le ciment désormais souillé et s’élancer au-dessus d’une flaque d’eau brunâtre pour poursuivre son exercice dans la rue. L’horreur ! L’affront ! C’en est trop !
« Câlisse, il aurait pu attendre. »
Emportée par son élan qui n’a finalement pas été brisé, elle disparaît rapidement, me laissant seul avec mes réflexions sur l’imbécillité des coureurs qui oublient qu’ils pratiquent un loisir et que leur performance athlétique, très discutable au demeurant, n’impressionne ni n’intéresse personne. Non, jeune madame, le trottoir n’est pas une piste de course. Non, ton entraînement n’est pas plus important que mon toit enneigé. Non, ton prochain chrono ne sera pas un record du monde, ni national, ni provincial, ni même municipal, peu importe la sous catégorie de sexe, d’âge et de poids que tu vises. Et ce ne sera pas à cause de mon zèle à la pelle.
Changer de trottoir, c’est plus facile que de changer d’attitude… Bon vent !