« Est-ce que tu penses prendre des stéroïdes ? »
Depuis quelques semaines, Anne me voit regarder des vidéos intitulées What The Hell Is TREN?, How Much Stronger Do Steroids Make You? ou encore How Much Muscle Can You Build With & Without Steroids?. À l’écran, s’affichent des hommes musclés jusqu’aux oreilles. Certains sont morts.
N’en déplaise à mon épouse, ces gaillards et leurs hormones artificielles m’accompagnent maintenant au lit, puisque mon livre de chevet s’intitule The Adonis Complex: How to Identify, Treat and Prevent Body Obsession in Men and Boys. Ce bouquin ratisse plus large que les injections de testostérone et les colosses qui en résultent, mais on reste dans le domaine de la quête de l’image corporelle masculine supposément idéale.
Même pendant mes courses de groupe ou mes discussions au travail, j’aborde le sujet avec ceux de mes amis qui s’y connaissent. Bon, honnêtement, je leur en parle sans vérifier leur intérêt, mais quand tu connais un ancien homme fort, un apprenti-dynamophile et un maître de la callisthénie, il est tentant d’entendre leur avis là-dessus.
Chemin faisant, j’ajoute des noms à mon répertoire de spécimens athlétiques. Aux côtés des Kilian Jornet, Scott Jurek et Rarámuris de ce monde, se trouvent maintenant Ben Weider, Chris Bumstead ainsi que Rich Piana (1970 – 2017). On n’est plus dans la même catégorie de poids…
Curieusement, il m’aura fallu plus de deux ans de musculation avant que le thème des stéroïdes ne s’invite dans mes recherches. Pourtant, ce n’est pas faute de m’être documenté sur l’entraînement physique en général et du gain de force en particulier. J’ai acheté et étudié les manuels de Bobby Maximus, Brian MacKenzie et Jocko Willink, visionné des vidéos éducatives pour bien apprendre les mouvements d’haltérophilie et épluché des sites à droite et à gauche pour mieux comprendre les concepts de ce sport.
En périphérie de ma navigation sur l’entraînement fonctionnel et les mouvements polyarticulaires de base, j’ai été bombardé d’images de machines étranges, pourvues de câbles, leviers, poids et contrepoids. J’ai parcouru sans grand intérêt des listes d’exercices à faire absolument ainsi que ceux à éviter à tout prix. Parfois, les deux listes se recoupent, ce qui n’inspire pas confiance. On m’a proposé des compléments alimentaires, poudres protéinées et boosters naturels de je-ne-sais-pas-trop-quoi. Bof.
Les produits dopants étaient présents en filigrane, sans plus. Jusqu’à cet excellent documentaire diffusé par Télé-Québec : Adonis.
Jérémie Battaglia, le réalisateur, y parle de la quête du corps parfait par de jeunes hommes, des moyens utilisés pour gagner rapidement toujours plus de muscles et des conséquences, dramatiques pour certains, de la poursuite de cet objectif inaccessible.
Jérémie, lui-même adepte de culture physique et victime par le passé de dysmorphie musculaire, écoute ces athlètes XXL, les amène à se confier à la caméra et se raconter, traumatismes passés et troubles obsessionnels compulsifs actuels. Quant à leur futur, c’est assez simple : gagner en masse, encore, grâce aux stéroïdes, que la majorité d’entre eux assure ne pas encore prendre.
« Dans un an ou deux. »
Bientôt, bientôt.
Les dangers de s’injecter des hormones destinées au bétail ? La folie de commander des produits sur le marché noir ? Dysfonction érectile, atrophie des testicules, dommages cardiaques, cancers, foie malade, changements d’humeur, irritabilité, accès de violence, meurtre, mort et tout le tralala. Oui, ils savent, ils sont au courant.
« Je sais les risques. C’est pas santé, faire du bodybuilding. Mais je fais mes prises de sang chaque mois, j’ai un médecin. Vraiment, je fais le nécessaire pour faire du bodybuilding le plus santé possible. J’aime mieux vivre un 50 ans avec ce que j’aime faire que de vivre jusqu’à 80 puis me dire : j’aurais pu faire ça, j’ai pas fait ce que j’aime. » – Louka, dans Adonis
Faire ce qu’il aime, malgré les désagréments, malgré les risques… Je vous entends d’ici vous désoler de l’inconscience de ce jeune homme qui veut devenir « gros » par tous les moyens, poursuivant un objectif irréaliste. Si vous pensez que les coureurs sont immunisés contre les raccourcis, les formules magiques, les comportements dangereux et les troubles alimentaires, j’ai de mauvaises nouvelles pour vous.
Depuis que j’ai diversifié mon entraînement pour inclure de la musculation, on me demande parfois si ç’a eu un effet sur mes performances en course.
Question innocente en apparence. Avant de plonger dans les zones d’ombre, je vais répondre et ce sera court : je n’en ai absolument aucune idée. Même si je voulais savoir, je n’ai aucun moyen de vérifier car je ne cours pas dans un laboratoire.
Donc, si on me demande si muscu et course se mélangent bien, c’est probablement pour savoir si être plus musclé, donc plus puissant (yé !) mais aussi plus lourd (fuck…), en vaut la chandelle, et on parle évidemment de performance, pas de bien-être général ou de meilleure santé.
« J’hésite à faire de la muscu. J’ai peur de prendre trop de muscle et que ça me ralentisse. »
Hahahaaaa ! Oh, désolé, vous étiez sérieux ?
Avez-vous la moindre idée de l’effort et de la constance qu’il faut déployer pour prendre (et conserver) naturellement ne serait-ce qu’un kilo de muscle ? Soyez tranquilles, ce n’est pas en faisant quelques pompes et trois tractions que vous allez vous transformer en David Goggins.
Avant d’apprendre à lever de la fonte, je me faisais plutôt poser des questions sur mon rythme alimentaire. En effet, pendant très longtemps, je courais toujours à jeun et l’horaire de mes repas ressemblait beaucoup à ce qui est maintenant connu sous le nom de jeûne intermittent. Cette approche me permettait de limiter les brûlures d’estomac pendant mes courses entre la maison et le travail. C’était une question de confort, pas de contrôle de calories.
« Donc tu fais le jeûne intermittent ? »
« Non, même si ça y ressemble beaucoup. »
« C’est quoi ton horaire de repas ? »
« Généralement, je mange à partir de la fin de matinée et mon dernier repas, c’est vers 19h. »
« Rien le matin avant de partir courir ? »
« Un ou deux cafés avec du lait. »
« Mais si tu mets du lait, ce sont des calories, et donc pas du jeûne intermittent ! »
« Comme je disais, je ne fais pas le jeûne intermittent, juste un truc qui y ressemble. Et dans tous les cas, ce n’est pas une religion… »
Quand un nuage de lait contient trop de calories…
Ah, cette envie de contrôler tous les aspects de sa vie, sacrifier le plaisir de manger sur l’autel d’une performance illusoire.
Illusoire ? Oui. Pensez-vous vraiment, en tant qu’athlète amateur menant de front vos vies familiale, professionnelle, sociale et sportive, que de tenter de contrôler votre poids va être déterminant lors de votre prochain marathon ?
Si tout le reste de votre existence est réglé comme du papier à musique, que vous ne vous permettez plus aucune soirée entre amis, plus une goutte d’alcool, que vos heures de sommeil sont irréprochables, que le travail, la vie de couple et les enfants ne génèrent aucun stress, que votre alimentation est pesée, mesurée, calibrée et que votre programme d’entraînement est ajusté semaine après semaine par des professionnels qui se basent sur des données fiables, alors, oui, votre poids corporel va peut-être avoir un effet mesurable sur votre prochaine course.
Comme Louka, j’ose espérer que vous faites que ce que vous aimez, malgré les désagréments sur votre horaire, malgré les risques pour votre vie sociale, professionnelle, familiale…
Mais au moins, il est certain qu’une routine d’endurance (ou de n’importe quel sport) est bonne pour la santé physique, contrairement aux stéroïdes et autres drogues. Mais si la routine tourne à l’obsession, si les compétitions génèrent du stress, si votre place dans le classement par catégorie d’âge vous cause de l’anxiété de performance, quid de votre santé mentale ?
Je suis ici à vous faire la morale, mais qui regarde des vidéos sur les produits dopants ? Moi. Est-ce que ces produits dopants sont efficaces ? Excessivement. Quiconque prend des stéroïdes va gagner en masse musculaire, même sans s’entraîner. Magique.
Alors, vais-je en prendre ? Pourquoi se priver d’un avantage aussi spectaculaire ? N’est-ce pas de la triche ?
Les stéroïdes sont tellement courants en culturisme que les compétitions comportent deux catégories : naturelle (avec contrôle de substances illicites) et… ouverte (aucun test). C’est un peu comme ces chaussures avec plaques de carbone qui ont effacé bien des records grâce à un avantage purement technologique (sauf que les stéroïdes, ça fonctionne vraiment pour tout le monde).
Si c’est accepté, pourquoi pas ?
Louka y pense, tout comme les gamins du documentaire. Leurs objectifs en dépendent. Leur bonheur aussi, d’après leurs témoignages.
Sans porter aucun jugement sur ces jeunes, je sais que dans mon cas, je n’en prendrai jamais.
Pourquoi ? Eh bien, en 19 ans et 65 000 km de course à pied, des dizaines d’ultras et une belle brochette de compétitions sur route, je n’ai jamais pris un seul gel. Je me méfie de tout ce qui est annoncé comme favorisant la performance. Et mon blocage ne se limite pas à ce qui se mange, mais englobe tout équipement. Hé, c’est à peine si je porte des vêtements pour un 100-Mile. Avant que le matériel obligatoire ne pollue les événements au Québec, je prenais le départ avec un cuissard et un t-shirt. Je ne porte même pas de chaussures quand je peux l’éviter.
« Mais courir en sandales dans la boue, ça te ralentit, non ? »
Oui, c’est épouvantable. Tout comme ne pas boire ni manger pendant un marathon, je pense que ça me fait avancer moins vite. Courir en shorts tout l’hiver m’a plongé en hypothermie et la glace m’a lacéré les tibias. Ce qui m’amuse, c’est l’absence de contrôle et ce qui en découle. L’expérience, pas la performance.

Étant arrivé au bout de mes expériences basées sur la course, la musculation me permet de poursuivre cette recherche de sensations.
Par exemple, vous êtes-vous déjà volontairement retrouvé écrasé par une barre lourdement chargée au plus profond d’un squat ? Faire travailler les jambes, je croyais m’y connaître, mais aucun ultra ne m’avait préparé à ça. Ni à la fatigue nerveuse qui m’a assommé pendant deux jours après une séance particulièrement intense. Encore une fois, l’épuisement causé par des courses de plusieurs centaines ou milliers de kilomètres, j’y ai goûté. Et ce n’est pas la même chose.
Pas besoin de stéroïdes pour ça, ni de vêtement ou de chaussures d’ailleurs… dans ma grange, en tout cas.
Une réflexion sur “Après les ultras, les stéroïdes?”